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Hassan Hami
27 January 2024

Moyen-Orient: Ces acteurs étatiques et non-étatiques qui ont tout perdu au change

Hami Hassan
Hami Hassan

 

Ce qui se passe dans les territoires palestiniens est atroce et insupportable. Quelle que soit la position que l’on prend, elle soulève un tonnerre de critiques et de dénonciation. C’est que les passions sont exaspérées et les tendances à l’escalade se font de plus en plus criardes. Entre la justice de la cause et la justesse de la position, il y a un abîme. Étant donnée la gravité de la situation, la neutralité et l’objectivité deviennent une denrée rare. Je ne me hasarderai pas sur cette piste à la fois scabreuse et glissante.

Je me place dans la position d’un observateur qui analyse les événements sans sacrifier à la facilité, à la propagande ou au sensationnel. Une seule question me taraude l’esprit : et si on n’avait pas raté toutes les occasions qui s’étaient présentées dans le passé pour régler la question palestinienne selon la logique gagnant-gagnant ?

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, passant par les péripéties des années 1960 et se terminant par les Accords de Camp David de 1978 et la signature du Traité de paix entre l’Egypte et Israël, balisant le terrain aux autres mini-accords, la cause palestinienne a connu des bonheurs différents sinon de beaux ratés.

Tout au long des processus antérieurs, les acteurs impliqués directement étaient connus et la recherche d’un règlement juste et durable se faisait à visage découvert, bien que les atouts de ces acteurs n’aient pas eu le même poids. La révolution islamique en Iran (1979) et l’apparition d’acteurs non étatiques, à la faveur de la cristallisation de la crise libanaise et des revendications irrédentistes ici et là, ont changé les équations politico-diplomatico-sécuritaires au Moyen Orient. Depuis trois décennies, la situation stagne, donnant lieu à des analyses et des supputations alternant théorie du complot, déterminisme idéologique et cultuel et fuite en avant.

Des occasions ratées pour une paix plausible

Et la question demeure la même : ces occasions ratées qui auraient pu mener à la paix au Moyen Orient? Plusieurs explications peuvent être avancées.

 Premièrement, les Palestiniens n’ont jamais eu entièrement la main pour traiter et défendre leur cause. Ils ont été utilisés par leurs voisins dans des configurations géopolitiques dans lesquelles ils n’avaient pas droit au chapitre.

Deuxièmement : les Palestiniens ont payé le prix lourd de leurs dissensions intranationales. Faisant allégeance, malgré eux, à des régimes arabes en souffrance de légitimité interne aux lendemains des vagues successives de décolonisation, ils ont été forcés de pactiser avec les uns ou les autres. Au lieu de faire de leur lutte pour l’instauration de leur propre État indépendant, leur principal objectif, ils ont succombé aux pressions et accepté des privilèges chimériques que ces régimes leur ont accordés.

Troisièmement, les Palestiniens étaient conscients, dès le départ, que l’objectif des ultra-orthodoxes en Israël était et demeure la réalisation d’une promesse, dite biblique, du Grand Israël, mais ils furent moins inspirés pour la contrecarrer en s’investissant dans le processus de paix sans état d’âme et avec le réalisme qu’imposait la fin de la Guerre froide et la décomposition de l’URSS en 1990. Pour nombre d’observateurs, la Conférence de Madrid de 1991 sur le Moyen-Orient n’était pas un piège, mais plutôt une opportunité que les acteurs impliqués dans le conflit arabo-israélien ont mal négociée et exploitée.

La Conférence était une deuxième opportunité à saisir, après celle que les Palestiniens et leurs soutiens dans la région ont ratée, à la suite de l’offre d’Anouar Al-Sadat au lendemain des accords de Camp David entre l’Egypte et Israël en 1978. Si les Palestiniens avaient accepté l’offre égyptienne, soutenue par certains pays arabes modérés, ils auraient, au bout d’une courte période d’autonomie convenue, eu leur État indépendant sur quatre-vingt-dix pour cent de la Cisjordanie en plus de Gaza.

Quatrièmement, les Palestiniens se sont ravisés par la suite et ont accepté de s’engager dans des négociations secrètes, grâce à la médiation de la Norvège. Les accords d’Oslo, conclus en 1993, leur ont permis de percevoir les limites de leur ambition, mais ils n’ont pas eu le choix. Leurs espoirs se réduisaient comme peau de chagrin, leur faisant regretter leur myopie géopolitique antérieure.

Cinquièmement: les Palestiniens ont adopté des politiques caméléons vis-à-vis des dissensions arabes. Certains arguent qu’ils n’auraient pas eu le choix. Il l’avait. Ils se sont alignés sur l’Irak lors de son invasion du Koweït en 1990. Ils ont apparemment joué le sourd-malentendant dans les dissensions épistolaires entre la Libye et l’Arabie Saoudite, entre la Libye et l’Egypte, entre le Maroc et l’Algérie. Cependant, à chaque fois, ils ont eu recours à la répartition des rôles entre leurs représentants dans les capitales arabes en conflit adoptant un langage équivoque pour plaire aux uns et aux autres.

Sixièmement, les Palestiniens n’ont pas très bien perçu la création de mouvements dissidents opposés à l’Organisation de Libération de la Palestine en Cisjordanie et Gaza. Le Hamas naturellement et les autres mouvances telles que le Jihad islamique, s’inspirant de l’idéologie de Front Populaire pour la Liberation de la Palestine, de l’Islam radical et d’autres mouvances d’inspirations idéologiques composites.

Septièmement : Ces mouvements n’avaient plus l’aura d’antan, celle du panarabisme et du panislamisme. La création de ces mouvements a été facilitée (voire initiée) par différents acteurs impliqués pour tuer dans l’œuf le projet national palestinien conduit par l’OLP. Le schéma était le même que celui qui a aidé à faciliter le retour de personnalités d’opposition installées en Europe et aux États-Unis pour participer aux processus —prétendument— de transition politique en Irak, en Libye, en Afghanistan, en Iran, en Tunisie etc. On sait maintenant à quoi ressemble la situation dans ces pays.

Huitièmement : Ces personnalités et les structures politiques qu’ils ont créées recourent à des pratiques qui ne les différencient guère des régimes qu’ils avaient combattus dans le passé. L’analogie concerne aussi des dirigeants palestiniens qui deviennent des otages attitrés de leurs sponsors dans la région et en dehors de la région.

Neuvièmement, des changements géopolitiques de grande envergure ont lieu. Les nouvelles configurations passent par la résolution ou la liquidation des conflits régionaux. Le processus se déroulerait selon un schéma bien pensé. Il consisterait à différer la résolution des conflits inter-États à une étape antérieure et se concentrer sur les mouvements d’obstruction intranationaux créés (ou sponsorisés) par des intérêts étrangers.

C’est dans cet esprit qu’il faudrait insérer le lâchage du mouvement dissident arménien dans la région du Nagorno-Karabakh récupérée par l’Azerbaïdjan. C’est dans le même esprit que le projet de la nation kurde englobant les Kurdes d’Irak, d’Iran, de Syrie et de Turquie a été avorté, en commençant par le Kurdistan irakien. D’autres projets de dissidence en Afrique du Nord, en Afrique subsaharienne, en Europe et en Asie et en Amérique latine vont connaître le même sort.

L’érosion des agents interposés

Dixièmement, des mouvements dissidents brandissant l’étendard de la lutte pour l’indépendance nationale, y compris dans la périphérie arabe, ont ressenti le feu s’approcher d’eux. Au lieu de choisir la voie du réalisme et du pragmatisme, ils ont été poussés par leurs parrains et sponsors à choisir la fuite en avant. Ce qui se passe dans les territoires palestiniens n’en fait pas exception.

Naturellement, les partisans de la lutte armée et les amateurs des slogans qui ne sont pas sur le terrain, et qui ne vivent pas le drame des populations victimes de part et d’autres, en Palestine, en Syrie, en Irak, en Iran, au Yémen, en Afghanistan, etc., vont avancer des arguments dénonciateurs. Pour autant, ils n’ont aucune prise réelle sur la situation. Ils ne font que brasser du vent.

Les manifestations populaires et les campagnes de dénonciation légitimes et compréhensibles, justement, vont être attrapées par la lassitude, l’ennui et surtout l’impuissance. Faudrait-il y voir un élan de résignation ? Loin s’en faut. Le temps est venu de laisser les politiques, les diplomates et les stratèges faire leur travail. Cela doit commencer par des actions concrètes.

 Un : Discréditer (et faire avorter) le discours selon lequel la question palestinienne sera liquidée et que le projet d’annexion de terres arabes au-delà d’Israël et de la Palestine sera réalisé advienne que pourra.

Deux : Neutraliser les extrémistes de tous bords qui sont exploités par des pays de la région à des fins géopolitiques. Les différents mouvements palestiniens doivent se rendre à l’évidence: ils n’auront jamais leur État indépendant s’ils continuent de subir le diktat de leurs sponsors qui évacuent leurs problèmes intranationaux par le soutien verbal de la cause palestinienne.

Trois : S’en tenir à la solution de deux États, malgré les obstacles dressés depuis les accords d’Oslo. Il ne faudrait pas laisser apparaître un essoufflement de quelque nature que ce soit sur la voie de la réalisation de l’objectif de l’État national palestinien. Sur quelle proportion du territoire et sur quels points de dissension ? Les paramètres sont complémentaires et se trouvent dans les différents accords signés entre les Palestiniens et les Israéliens aussi bien que dans les Traités de paix entre l’Egypte et Israël  (1978), la Jordanie et Israël (1994), et dans l’initiative de paix arabe proposée en 2002.

Quatre : Se débarrasser des slogans sur la dichotomie entre ‘’ normaliser’’ les relations et ‘’se rencontrer en marge d’une conférence’’ sans admettre l’existence de relations entre tel ou tel pays arabe et Israël.

Cinq : Tirer la leçon des négociations de Camp David 2000, pendant lesquelles Yasser Arafat s’est trouvé seul alors qu’il avait accepté les grandes lignes d’une solution politique. La volte-face d’Ehud Barak, Premier ministre israélien, et les péripéties de la conférence de Sharm El-Sheikh, la même année, doivent être bien méditées par les Palestiniens dans l’état actuel des choses. À l’époque, les planificateurs israéliens redoutaient les réactions violentes des mouvements palestiniens dans les territoires palestiniens ainsi que celle des faucons au sein de l’appareil décisionnel en Israël.

Yasser Arafat, pris au piège dans une nuit mémorable en rebondissements,  a cherché à avoir le soutien des pays arabes qui étaient vraiment impliqués dans la recherche d’une solution juste et viable. Il s’est tourné vers le roi du Maroc, le roi de Jordanie, le président égyptien et le souverain saoudien. Il a obtenu le  soutien souhaité, mais Ehud Barak lui a faussé compagnie à la dernière minute.

Six : Se rendre compte que les mouvements dissidents —même ceux qui ont un projet national clair—, jouant le rôle d’agents interposés au service, malgré eux, d’intérêts étatiques étrangers dans la région et en dehors de la région, n’auront plus le même impact, car ils ont fait leur temps.

Il est certain que la lecture de textes anciens comportant des chapitres prédisant ce qui se passe actuellement comme étant des desseins longtemps échafaudés, réconforte l’émotion ressentie en voyant le sang qui coule dans les territoires palestiniens. Mais ces textes feront long feu comme par le passé.

Ce qui importe présentement, c’est l’adoption d’une position réaliste qui ne transformera pas le statu quo politique actuel en une solution définitive de la question palestinienne. L’erreur stratégique dans tout conflit, abstraction faite de la justesse ou non de la cause des parties en conflit, est le ciblage des civils. Une telle erreur ouvre la voie à toutes les manipulations et exploitations politiques et médiatiques.

Au-delà des considérations émotionnelles et des réactions disproportionnées de part et d’autre, des constats s’imposent.

Premièrement, les attaques du mouvement Hamas n’ont pas été décidées à l’improviste. Elles ne seraient pas l’effet d’un ordre émanant d’une structure décisionnelle locale. Malgré le démenti de certains commanditaires traditionnels, il est impossible qu’une opération de telle ampleur eût été décidée sans le consentement  (ou l’indifférence calculée) de ces derniers.

Deuxièmement, l’ampleur de l’opération et son timing traduisent le désarroi des acteurs étatiques régionaux et des structures dominées par des faucons en Israël – et même dans des pays occidentaux, y compris aux Etats-Unis, qui voient dans le processus de normalisation future  entre Israël et l’Arabie Saoudite un danger sérieux pour leurs intérêts. Car leurs intérêts restent liés au maintien du statu quo permettant de gagner du temps pendant la phase de transition difficile que connaît le système international.

S’il était acquis que la normalisation des relations entre l’Arabie Saoudite et Israël comprenait un arrangement sur le transfert de la technologie nucléaire à des fins civiles, cela ne pourrait faire l’affaire des partisans du chaos créatif dans toute la région du Moyen Orient et d’Afrique du Nord.

Troisièmement, le sursaut du mouvement Hamas et les gesticulations de Hezbollah ne peuvent pas stopper le processus de normalisations entre Israël et d’autres pays arabes et islamiques. Depuis la Conférence arabe de Fès en 1982 et la Conférence de Beyrouth en 2002, Israël est reconnu par tous les pays arabes, malgré le bavardage de certains pays du front dit de refus.

Quatrièmement, le pari des faucons en Israël et au sein de certains centres de décision en Occident de voir la question palestinienne enterrée définitivement est voué à l’échec. Israël devra accepter que la réduction du futur État palestinien à une sorte de peau de chagrin comporte les germes de son insécurité permanente. De même que chasser les Palestiniens de Gaza vers le Sinaï ou toute autre parcelle des territoires palestiniens est un vœu pieux.

Cinquièmement, il est temps pour les mouvements proxy d’admettre que le temps est révolu et qu’ils ne peuvent plus remplir le rôle de détracteurs intranationaux au service d’acteurs étatiques ou non-étatiques régionaux et internationaux.

L’Histoire est bavarde à ce propos. Hier, ce furent des mouvements de gauche panarabes et panislamistes, des structures électrons libres au service des structures de renseignement ou d’obédience nationaliste diffuse, aujourd’hui, il s’agit de mouvances qui versent dans toutes sortes de réseaux du crime organisé et du terrorisme. Certaines, qui ont des structures bicéphales politiques et militaires paient les pots cassés de leur incohérence géopolitique et de leur dogmatisme doctrinal. Elles ont presque tout perdu au change.

La configuration géopolitique en phase de prendre forme, à la suite de la normalisation des relations entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, ne plait pas à tout le monde. La perception des changements sur l’échiquier géostratégique régional a été surestimée par les parties signataires.

L’Arabie saoudite y a vu un répit salutaire pour se dégager du guêpier yéménite et se consacrer à la vision 2030 faisant du pays une puissance incontournable dans les enjeux économiques futurs. L’Iran y a vu une résignation potentielle de l’Arabie Saoudite lui permettant d’asseoir son ascendant géopolitique sur la région et une parité stratégique potentielle avec Israël qu’il prétend combattre.

Par ailleurs, la probabilité de voir le projet chinois de la Route de la Soie asseoir un précédent sur la voie de la sécurité énergétique, susceptible d’être nuisible aux intérêts occidentaux, a alerté les planificateurs politiques et militaires en Occident et dans la région. La relance des projets de gazoducs, notamment celui entre le Turkménistan, l’Afghanistan, le Pakistan et l’Inde (TAPI),  ne fait pas le bonheur de tout le monde. Le retrait des États-Unis d’Afghanistan est désormais perçu comme ayant été une erreur monumentale. Et ce n’est pas la promesse de construire un corridor similaire dans lequel l’Inde aurait une part honorable qui va changer la réalité sur le terrain.

La manipulation des factions palestiniennes continue comme si de rien n’était. C’est dans cet esprit qu’il faut interpréter la déclaration du ministre iranien des Affaires étrangères selon laquelle le mouvement Hamas serait prêt à remettre les otages israéliens à Téhéran pour d’éventuelles négociations pour leur libération.

L’entrée en lice des Houtis envoie le même message, celui de certains centres de décision en Iran de  considérer leur pays comme le principal médiateur-interlocuteur-bénéficiaire dans tous les processus de transformation de la géopolitique du Moyen-Orient. L’Iran n’acceptera jamais que les mouvements qui lui sont inféodés dans la région – et qui augmentent sa capacité de marchandage–, soient neutralisés ou éradiqués.

 Des pays de la région, qui font de la médiation leur fonds de commerce, sont sur la même longueur d’ondes. Ils passent de la position d’intermittents stratégiques à celle de courtiers de service. Ni les uns, ni les autres n’ont présentement intérêt à voir la question palestinienne résolue selon des termes qui ne les mettent pas à l’abri de devenir, à leur tour, des cibles privilégiées dans le processus de transformation du système international.

Si bien qu’il serait sage de recourir aux pays qui ont contribué dans  la passé à trouver les ressorts de l’apaisement, grâce à leur crédibilité et leur engagement sans parti-pris. Sans doute sont-ils déjà au travail, de la manière discrète qui a toujours été la leur. Mais le temps presse. 

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